Haïti : des territoires perclus déclarés perdus – entre illusion d’anarchie et réalité d’État

0
1471

Haïti : des territoires perclus déclarés perdus – entre illusion d’anarchie et réalité d’État

 Par Jean-Baptiste SUFFRARD

Texte soumis à la rédaction le 19 mai 2025

Dans le tumulte d’une Haïti confrontée à une fragmentation de plus en plus palpable de son autorité, certains territoires sont aujourd’hui catalogués comme des zones de non-droit. Ces espaces, souvent stigmatisés par les médias et l’opinion publique, sont pourtant habités, vécus, et parfois même perçus comme des havres de paix par leurs résidents. Ce paradoxe nous pousse, dès lors, à interroger notre compréhension du rôle de l’État, du territoire et de la souveraineté, à la lumière des théories de Thomas Hobbes, des stratégies évoquées dans L’Art de la guerre de Sun Tzu (trad. fr. par Joseph-Marie Amiot), ainsi que de la logique disciplinaire analysée par Michel Foucault dans Surveiller et Punir.

Un État faible ou une volonté affaiblie ?

Selon Hobbes, l’État est une construction issue d’un contrat social dans lequel les individus acceptent de céder une part de leur liberté à une autorité centrale en échange de la sécurité et de l’ordre. Le Léviathan qu’il imagine est tout sauf faible : il incarne la force nécessaire pour empêcher le retour à l’état de nature, qu’il décrit comme une condition de guerre de chacun contre tous. Dans le cas d’Haïti, ce n’est donc pas tant l’absence de l’État qui pose problème, mais bien l’abandon volontaire de ses responsabilités. L’État existe, ses institutions subsistent, mais sa présence réelle dans certains territoires semble délibérément suspendue, comme si l’anarchie y avait été tolérée pour mieux servir des intérêts politiques, économiques ou stratégiques.

Par analogie, comme l’enseigne L’Art de la guerre, la guerre ne se gagne pas par la force brute, mais bien par la stratégie, la connaissance du terrain et, surtout, par la capacité à agir au moment opportun. Ainsi, en renonçant à occuper certains territoires, l’État haïtien laisse voir non pas une preuve d’impuissance, mais plutôt l’illusion d’une défaite. Pourtant, il aurait pu — s’il le voulait — faire prévaloir sa souveraineté.

Zones de non-droit ? Zones de vie

Ce qui est désigné comme « zone de non-droit » est, en réalité, pour de nombreux citoyens, un espace de vie, d’organisation, et parfois même de solidarité communautaire. Les habitants de ces quartiers évoluent selon un code, des règles, une forme d’ordre que l’on ne perçoit pas toujours de l’extérieur. Ce que l’on qualifie de chaos est souvent, pour les résidents, un quotidien structuré par d’autres formes d’autorité non étatiques.

À titre d’exemple, dans la commune de Carrefour, une grève a été lancée et respectée à l’initiative d’une autorité non étatique. Ce constat met en évidence que la sécurité n’est pas toujours liée à la présence de l’État, mais plutôt à la stabilité ressentie par la population.

Le territoire est indivisible

La Constitution amendée de 1987 est sans équivoque : « Haïti est une République, indivisible, souveraine, indépendante, libre, démocratique et solidaire » (art. 1). Toute tentative de morcellement ou de segmentation du territoire en zones autonomes ou abandonnées est donc contraire à la loi fondamentale du pays. Déclarer certains territoires comme « perdus » revient à nier ce principe constitutionnel. C’est aussi déléguer, de manière implicite, le pouvoir régalien à des groupes non étatiques, affaiblissant ainsi l’essence même de la République.

L’État : symbole de force, non de faiblesse

L’État n’est pas intrinsèquement faible. Il est, par définition, le symbole de la force collective, de l’unité nationale et de la souveraineté populaire. Les dérives actuelles – corruption, inaction, gestion opportuniste du territoire – ne relèvent pas d’une incapacité, mais plutôt d’un désintérêt, d’un déficit de volonté politique et, surtout, d’une perte du sentiment patriotique. Il ne suffit pas de disposer d’une armée ou d’une police pour incarner l’autorité : il faut également une vision, un engagement à défendre l’intérêt général, et une capacité à faire respecter la loi sur l’ensemble du territoire.

Le pouvoir ne tolère pas le vide

Les théories stratégiques, de Sun Tzu à Clausewitz, enseignent que tout espace abandonné par la force légitime sera inévitablement occupé par une autre. Dans L’Art de la guerre, la victoire repose sur l’anticipation, la connaissance du terrain et la maîtrise du temps. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault montre que le pouvoir moderne s’exerce à travers la surveillance et la normalisation des comportements. Cette logique s’applique pleinement aux territoires perclus, où les habitants — souvent marqués par la précarité, le décrochage scolaire, le chômage, et surtout par le banditisme — sont perçus comme déviants. Ils sont donc surveillés, marginalisés et exclus.

Ce regard social et sécuritaire les réduit à l’état « d’anormaux », que l’on tient à distance de ceux et celles qui respectent l’ordre social établi. Dès lors, lorsqu’ils quittent leur quartier, ces individus vivent avec la peur d’être pris pour des menaces, voire d’être victimes de diverses formes de violence — notamment la plus brutale : la violence physique. Celle-ci culmine parfois dans le phénomène du « bwakale », où l’esthétique de la mort prend une place centrale dans l’imaginaire collectif. Cette banalisation de l’exécution sommaire, souvent justifiée par une stigmatisation profonde, révèle une société traversée par des mécanismes de pouvoir et de rejet.

En abandonnant certains de ses territoires à des puissances non étatiques, Haïti creuse un vide que la nature politique ne tolère jamais.

Reprendre sans violence, gouverner avec lucidité

Le mythe des territoires perdus ne doit pas devenir une fatalité. Le véritable enjeu réside dans une réappropriation nationale, non par la violence, mais par une gouvernance éclairée, équitable et enracinée dans une conscience patriotique. Comme le dirait Hobbes, seul un État fort peut garantir la paix ; et comme le dirait Sun Tzu, seule une stratégie lucide permet de vaincre sans livrer bataille.

Définitions

Territoire perclus : Espace enclavé ou isolé, souffrant d’un manque d’accessibilité ou de connectivité avec le reste du territoire.

Décrochage scolaire : Interruption ou abandon des études avant la fin de la formation obligatoire ou sans obtention d’un niveau minimal de qualification.

Esthétique de la mort : Mise en forme symbolique ou spectaculaire de la mort, conférant à l’exécution une dimension expressive ou ritualisée.

Jean-Baptiste SUFFRARD, Communicologue / Formation en anthropo-sociologiePrésident du JCDEH (Jeunes Conscient.e.s et Engagé.e.s pour le Développement d’Haïti)

Photo: Ayibopost