Lettre ouverte de Spensherly Claude à M. Antoine Augustin, Ministre de l’Éducation nationale

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Lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle, Antoine Augustin

Par Spensherly Claude, enseignante et citoyenne concernée

Monsieur le Ministre,

Il m’en coûte de devoir faire abstraction des usages de la bienséance républicaine, notamment ceux qui voudraient qu’à l’entame d’une telle correspondance, des félicitations soient adressées pour le travail accompli. Or, en toute objectivité, le bilan que vous présentez depuis votre prise de fonction ne suscite ni admiration ni gratitude. S’il existe des réalisations méritoires, elles sont hélas trop discrètes pour apaiser le malaise généralisé qui s’exprime dans le milieu éducatif haïtien. Écrire cette lettre relève moins du choix que d’un devoir civique et moral.

Je ne me hasarderai pas à vous attribuer l’entière responsabilité du naufrage du système éducatif national. Vous êtes l’héritier d’un ministère que bien d’autres avant vous ont déserté intellectuellement, s’asphyxiant dans leurs cravates trop serrées et leurs décisions trop creuses. Cependant, aujourd’hui, c’est à vous qu’échoit la lourde tâche de redresser la barre, de porter avec rigueur et humanité les espoirs d’un secteur fondamental pour l’avenir de notre pays : l’éducation.

Je ne m’attarderai pas ici sur la litanie des revendications légitimes de vos enseignants – nominations, arriérés de salaire, absence d’assurance santé digne, cartes de débit invalides, absence d’ajustements salariaux – que vous traitez avec une désinvolture inquiétante, entre mutisme administratif et promesses creuses. Je ne reviendrai pas sur la manière dont vos services, en toute impunité, infligent à ces femmes et ces hommes un traitement qui frôle l’humiliation, le mépris et parfois même la brutalité, lorsqu’ils sont molestés par des agents zélés au lieu d’être protégés.

Mais je vous pose une seule et fondamentale question, Monsieur le Ministre : quelles considérations avez-vous réellement pour celles et ceux qui constituent le cœur battant de votre ministère – vos enseignantes et enseignants ?

Avez-vous seulement idée de ce que vivent ces professionnels qui, malgré les retards de paye, les menaces sécuritaires, les incertitudes et l’absence totale de reconnaissance institutionnelle, continuent, avec une abnégation héroïque, de transmettre la connaissance à nos enfants ?

Avez-vous conscience qu’en raison de l’insécurité, nombre d’entre eux ont dû fuir leur zone d’affectation, se réfugiant dans d’autres villes où ils n’ont ni logement ni repères, tout en risquant leur vie pour rejoindre la capitale, parfois en bateau, parfois à moto, sur des routes dangereuses, uniquement pour percevoir un chèque dérisoire qui couvre à peine leurs frais de transport ?

Savez-vous combien dorment aujourd’hui dans des sites de déplacés internes, enseignants comme élèves, privés de tout mais continuant à porter la mission éducative à bout de bras ?

Monsieur le Ministre, quelles réponses votre ministère apporte-t-il à cette détresse ? Où sont vos conseillers ? Où est votre voix dans ce gouvernement dont vous êtes un pilier ?

L’état lamentable des infrastructures éducatives, les bâtiments scolaires déserts, abandonnés ou détruits, les espaces loués sans transparence ni efficacité, sont les signes visibles d’un système à la dérive. Et pourtant, les fonds sont débloqués, les projets sont annoncés. Mais la réalité reste inchangée : les élèves cherchent leur salle de classe, les professeurs leur dignité, et le peuple son avenir.

L’éducation ne peut être reléguée au rang de simple discours de campagne ou d’outil de propagande. Elle doit être au cœur du projet de société. Un pays sans une politique éducative cohérente, juste et humaine, est condamné à errer dans les couloirs de l’instabilité permanente.

Je ne vous donne ici ni leçon ni ordre, Monsieur le Ministre. Mais je vous rappelle que si vous aviez élaboré ne serait-ce qu’un embryon de politique publique ambitieuse, en mettant l’humain au centre, vous auriez sans doute pu enclencher de véritables transformations. Tout ne peut être réglé d’un trait de plume, certes. Mais il est des urgences qui n’ont que trop attendu.

Un enseignant affamé ne peut instruire. Un éducateur humilié ne peut inspirer. Un professeur désabusé ne peut espérer.

Enfin, permettez-moi de revenir sur cette désorganisation extrême de vos services. Comment accepter que le ministère soit morcelé, que ses locaux soient éclatés en plusieurs adresses, parfois inconnues du public, alors que des millions de gourdes sont affectés à la location de nouveaux espaces sans vision d’ensemble ? Ce désordre nuit à l’efficacité du service public et alimente la défiance.

Vous êtes l’État, Monsieur le Ministre. Vous êtes responsable non seulement devant la loi, mais aussi devant l’Histoire. Il ne s’agit pas d’un simple poste, mais d’une mission qui engage la destinée de toute une génération.

Avez-vous, dans un moment de lucidité, regardé dans les yeux un enseignant survivant de cette crise, et pensé à ce qu’il retiendra de votre passage à la tête du MENFP ?

Je vous laisse avec cette salutation – une salutation lourde de colère, de tristesse et de frustration – celle d’une enseignante, mais surtout d’une citoyenne qui refuse d’abdiquer devant l’indifférence.

Spensherly Claude

Enseignante et citoyenne

Port-au-Prince, mai 2025